L’intérêt d’écrire un livre sur les relations extérieures pour un pays comme le Maroc est évident vu sa position géostratégique, qui lui confère un cachet sécuritaire, économique et commercial particulier.
Remonter à des temps anciens est tout autant intéressant vu la puissance économique et militaire qu’il constituait jusqu’au XIXème. Essayer également de comprendre le rôle de la diplomatie chérifienne dans le concert des nations à partir du 19ème siècle jusqu’au protectorat est aussi primordial pour avoir une vision globale des événements qui vont conduire à la perte de souveraineté du Maroc en 1912 ; des événements qui auront des incidences bien au-delà de cette date.
La démarche de l’auteur est académique et mémorielle. Un travail titanesque et documenté auquel s’est attelé l’ancien diplomate, en l’absence, comme il le signifie tout au long des 400 pages du livre, de suffisamment de sources internes, la plupart étant étrangères et malheureusement parfois biaisées, doublées de condescendance. Ali Achour va néanmoins confronter toutes les sources qu’elles soient étatiques, consulaires, journalistiques ou historiques pour approcher le plus de la véracité des faits rapportés ici et là.
C’est l’annexion de ce qui deviendra l’Algérie par la France et la proximité géographique actée de cette désormais province française qui va révéler peu à peu les faiblesses du Maroc. C’est, principalement, ce qui va conduire la France à œuvrer pour sa fragilisation, patiemment, jusqu’à totalement décrédibiliser le pouvoir en place et obtenir le traité actant le protectorat sur le Maroc. Pour y parvenir il a fallu accorder à l’Espagne son principal soutien dans cette entreprise, au vu de sa présence au Maroc et de son passé colonial en Mauritanie, les territoires au nord du Maroc.
Au moment où l’Europe et les Etats-Unis qui ont des relations politiques et commerciales poussées avec le Maroc se développent, s’industrialisent et se réforment, le Maroc reste cantonné dans son schéma ancien. Pouvoirs concentrés autour du Makhzen, qui a fort à faire avec la pacification interne de ce qui est connu comme blad siba. Il s’agit aussi de maintenir les traités de paix avec les pays européens voisins dont l’Espagne. Celle-ci souffre dans les villes occupées de Sebta et Mellila d’attaques venant du Rif dont le but est de remettre les villes dans le giron chérifien, ou de pirates qui attaquent les navires commerciaux sur les façades atlantique et méditerranéenne.
Certes, le Maroc recevait plusieurs ambassades et en envoyait également. Cependant, jusqu’au XIXème siècle, il n’y avait pas de ministre des Affaires étrangères ou d’ambassadeur à proprement parler mais des na’ib du sultan (délégués) qui remplaceront les pachas et caïds qui étaient jusqu’alors les interlocuteurs des ambassadeurs occidentaux, et à la marge de manoeuvre bien étroite. Représentant du Sultan mais sans pouvoir de décision, le na’ib ne pouvait en aucun cas négocier ou décider en son nom ce qui allongeait les délais de réponses. Un fait qui a souvent joué en faveur du Maroc ; mais qui a également détérioré certaines relations avec des interlocuteurs clé, comme les Anglais. La diplomatie alors, côté marocain, était souvent un “art de la tergiversation” et un “ jeu du balancier entre puissances”. Dans ce contexte, souvent, la balance ne penchait vers tel ou tel intérêt occidental que par “le langage de la force” ; notamment dans les affaires de protection et dans le cas de l’émir Abdelkader.
Dans ce Maroc ancien, négocier pour préserver son intégrité se faisait avec les chrétiens et donc les occidentaux. Le voisinage de l’est, musulman, ne pouvait constituer une menace, selon la conception du Makhzen d’alors.
Ce dernier réussit pendant près de deux siècles à préserver l’intégrité du pays grâce notamment à son système diplomatique qui jouait du facteur temps tout comme des rivalités entre forces étrangères en présence, et elles étaient nombreuses -Etats-Unis, Angleterre, Allemagne, France et Espagne. Néanmoins, son refus de réformes du système de gouvernance, de sa justice, sa fiscalité inéquitable en matière d’impôts, la corruption prégnante dans les caidats, pachaliks et gouvernorats et sa réluctance au développement (le pays très en retard par rapport à l’industrialisation du monde occidental, ne dispose pas de presse ni d’infrastructures routières, ferroviaires, médicales, agricoles ou postales), vont conduire inéluctablement à sa perte de souveraineté avec le pire scénario qui pouvait lui arriver : la France.
Alors que le Maroc acculé essaie de se choisir un protecteur moins carnassier que l’Hexagone, les dés sont déjà jetés à la conférence d’Algésiras qui va sceller l’avenir proche du Maroc et continuer d’avoir des incidences au-delà.
Pendant que les deux derniers sultans rivaux Moulay Abdelaziz puis Moulay Abdelhafid essaient de négocier avec les Etats-Unis, l’Angleterre ou l’Allemagne, ces derniers ayant sécurisé leurs intérêts économiques et commerciaux au Maroc laissent à la France le terrain libre pour prendre le lead du protectorat en s’alliant à l’Espagne, les deux ayant en plus des intérêts économiques, de grands intérêts militaires dans le pays.
L’auteur relate, dans ce sillage, des épisodes de ce temps lointain qui résonnent encore aujourd’hui dans les îles Zaffarines et l’îlot Taoura (Perejil).
Ce Maroc à l’état primitif et alors riche (pastoral et agricole notamment) va, dans l’escarcelle française finir par donner à Paris le lustre qui lui manquait pour asseoir pour longtemps encore son hégémonie de puissance sur l’échiquier international, redessiner les frontières du Maroc tant convoité pour ses potentialités économiques et stratégiques, le fragilisant ainsi et marginalisant pour monter en puissance :
Ainsi Ali Achour rapporte pp 359-60 que “Auguste Moulieras conçut dès 1895 le rêve de voir le Maroc “entrer définitivement dans l’orbite de la France”. Il s’exclamait, lyrique : “Et quel empire colonial magnifique nous aurions dans cette seule partie de l’Afrique nord-occidentale ! La Tunisie ! L’Algérie ! Le Maroc ! Le Maroc surtout qui vaut plus que les deux premières ensemble ! Le Maroc, pays africain incomparable, qui sera un jour, espérons-le, le plus fleuron de la couronne coloniale de la France. Bien pâles seraient, à côté de ce royal morceau, toutes nos possessions” (Le Maroc Inconnu, Vol I, p31).
L’auteur relate en détail le déroulement pénible de la Conférence d’Algésiras, qui acte la mise sous tutelle du Maroc, prélude au protectorat sur le Maroc qui sera instauré le 30 mars 1912. Outre leur méconnaissance des langues, un handicap certain, les diplomates marocains, y ont été marginalisés. Ces accords, ainsi menés, auguraient déjà du fait que bien que le traité devait protéger les frontières de l’empire, la France n’aura de cesse d’affaiblir le pays pour continuer à régner en maître absolu sur toute la région désormais en proie aux conflits de frontières : “Le pays (…) aiguisait les appétits. Un auteur, en 1906 écrivait que le Maroc avec ses 800 000 kilomètres carrés, était beaucoup plus vaste que la France (540 000 kilomètres carrés) et un peu plus vaste que l’Algérie (780 000 kilomètres carrés) (Bérard, L’affaire marocaine , 21)”, page 355.
La “diplomatie” marocaine aurait-elle pu infléchir le cours des événements alors s’interroge l’auteur ? Non, répond-il, parce que, malgré le savoir-faire des négociateurs marocains et leur habileté, leurs atouts étaient faibles dans un Maroc en proie à un contexte interne et externe en profonde mutation.