Depuis le début du Ramadan, de nombreuses pages de diffamation ou de « revenge porn » [NDLR : vengeance pornographique] ont proliféré sur le net. Elles ciblent des jeunes filles en partageant leurs photos, les accablent d’insultes et mènent de véritables campagnes de diffamation à leur égard. La plupart de ces filles sont mineures.
Après l’affaire de Hamza monbb, toujours entre les mains de la justice, et celle de Sofia Talouni, qui a ciblé la communauté LGBTQ, de nombreuses pages ont vu le jour sur les réseaux sociaux ciblant des jeunes filles dont beaucoup sont mineures. Leur mission : « purifier le pays de l’obscénité et du péché ». Ces soldats de la morale pullulent sur les réseaux sociaux. Il ciblent des filles, les lynchent et les humilient publiquement en exposant leurs photos. Pour contrer ces pages de diffamation, le mouvement Diha Frassek [NDLR : reste loin de ma vie privée] a vu le jour. Il se soulève contre les humiliations et les atteintes à la dignité qui touchent ces jeunes filles.
Des comptes destinés à l’attention des parents, afin de « combattre l’obscénité » :
Ces pages de diffamation ont l’air d’avoir un but très précis : faire passer leur message auprès des parents de ces jeunes filles et « combattre l’obscénité » et « le péché » en ce mois sacré. Les pages exposent non seulement l’identité des jeunes filles, mais renseignent également leurs villes et leurs écoles. La plupart sont encore des lycéennes. Si certaines filles ont eu le malheur de voir des photos nues d’elles être publiées, certaines ont tous leurs vêtements, mais n’ont pas été épargnées pour autant.
Des appels de détresse, des idées de suicide
Après avoir reçu plusieurs appels de détresse de la part de victimes, dont certaines ont contemplé le suicide, le mouvement a créé un groupe réunissant les victimes. « Plusieurs filles disent qu’elles n’en peuvent plus, qu’il n’y a pas d’issue pour elles et qu’elles préfèrent se tuer plutôt que d’en parler à leurs parents », explique Houda C., fondatrice du mouvement Diha Frassek. Il reste très difficile de contacter toutes les victimes, puisque « plusieurs d’entre elles désactivent leurs comptes quand elles subissent ce genre d’harcèlement », explique notre interlocutrice. Certaines filles risquent des violences physiques et psychologiques si jamais ces photos parvenaient à leurs familles.
Un mode de fonctionnement très organisé :
« On dirait un business. C’est très organisé », affirme Houda. Elle nous montre cette capture d’écran d’un message qu’un compte de diffamation envoie à tous ses abonnés sur Snapchat. « Si vous voulez continuer à me suivre sur ce compte de diffamation, vous devrez suivre une seule règle. Dorénavant, quand je posterai les photos nues d’une fille que je déteste en particulier, vous devrez créer un compte Instagram et envoyer ces photos à 10 personnes qui la connaissent », écrit l’administrateur.
Là réside le danger. « Ces pages ont des bases de données qui s’accroissent rapidement car elles appellent à la contribution personnelle de leurs abonnés », fait-elle savoir, « elles leurs demandent en effet d’envoyer les photos nues d’autres personnes qu’ils possèdent », ou, dans cet exemple précis, de diffuser les photos postées.
Face au caractère massif et insistant de ces comptes, qui resurgissent une fois supprimés et réussissent à réunir beaucoup d’abonnés en un temps record, l’hypothèse d’avoir un groupe organisé à cet effet n’est pas à exclure.
Qu’est-ce qui motive ces comptes ?
Si les comptes précédents s’occupent de diffamations de masse, il en existe certains qui s’acharnent sur une seule personne, en créant des faux comptes et en y mettant des photos nues qui n’appartiennent même pas à la personne en question, explique Houda. « Le but n’est pas que de nuire à la réputation des concernées, mais aussi d’avoir quelque chose en retour », affirme-t-elle, « comme des faveurs, de l’argent, dans certains cas, nous avons même entendu parler de recharges téléphoniques ».
« Alors que pour les comptes qui regroupent plusieurs filles, le but est de créer du buzz, peut-être même d’assouvir un besoin de reconnaissance sociale », continue notre interlocutrice.
Ce que dit la loi
Les administrateurs de ces comptes semblent toutefois ignorer que, selon l’article 447-2 du Code pénal punit d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 2.000 à 20.000 DH, toute personne qui procède par tout moyen y compris les systèmes informatiques, « à l’interception, à l’enregistrement, à la diffusion ou à la distribution de paroles ou d’informations émises dans un cadre privé ou confidentiel, sans le consentement de leurs auteurs ». Cet article du Code pénal a été rajouté par le législateur en même temps que la loi relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, en octobre 2018. Il a une fin précise : sévir contre la violation de la vie privée qui se multiplie avec l’usage des nouvelles technologies.
Afin de découvrir qui sévit derrière ces comptes de diffamation, une seule solution s’offre aux victimes : porter plainte. Le mouvement Diha Frassek les accompagne, en réunissant toutes les preuves nécessaires pour qu’elles puissent enclencher des poursuites judiciaires. Plus facile à dire qu’à faire. « Nous incitons les gens à porter plainte en masse, mais les victimes n’ont parfois pas envie. Elles sont mineures et ne peuvent pas poursuivre en justice qui que ce soit sans leurs parents », explique Houda. « Il y a aussi cette peur de voir la situation se retourner contre soi. Les victimes ont peur d’être poursuivies pour atteinte à la pudeur. Il y a donc énormément de paramètres qui entrent en jeu et qui les découragent »
Si, au début, le mouvement Diha Frassek se chargeait de signaler en masse ces pages, il suffisait qu’une page disparaisse pour qu’une nouvelle surgisse. Le mouvement a donc décidé d’impliquer les citoyens dans ce processus et d’engager un débat national à ce sujet, en militant sur le même terrain que l’ennemi : les réseaux sociaux. Sans un engagement massif, il sera impossible de sensibiliser la population à l’impact de ces campagnes de diffamation.