Le premier vernissage de Bouthaina Azami, intitulé « A fleur de mondes », prenait place, hier, à la Villa des Arts. Pour l’occasion, et avec beaucoup de difficulté, nous avons réussi à confisquer Bouthaina Azami à ses invités, tous aussi fiers et impressionnés, et à la limite contrariés d’être privés de leur artiste le temps de quelques minutes. Nous vous livrons ainsi une interview, humaine, intime et spontanée, où ses rires profonds font office de virgules, et où Bouthaina Azami nous a donné l’impression de la connaitre depuis des années, bien que nous ne l’ayons rencontrée que quelques minutes auparavant.
Il était peut-être inopiné que Bouthaina Azami se retrouve peintre. Comme elle le dit, sur un ton presque incrédule « tout est arrivé par hasard », et plusieurs de ses croquis sont restés cachés pendant des années. Journaliste, écrivaine, et professeur de littérature française, cette femme aux multiples facettes, qui passe sa vie à jongler avec mots et émotions, a choisi de les compléter par le visuel. Elle se rappelle ainsi lorsqu’elle rédigeait son premier livre La mémoire des temps, qu’au moment où les mots ne lui suffisaient plus, elle laissa libre cours à ses croquis. Ecouter Bouthaina Azami parler, c’est percevoir de l’émotion dans sa voix mais aussi dans son regard. Elle relate son expérience artistique avec beaucoup d’intimité, de chaleur et sans fioritures.
Barlamane.com/fr : comment s’est faite la transition entre professeur de littérature, journaliste et artiste peintre ?
Bouthaina Azami : la transition n’était pas facile. J’aimais beaucoup l’enseignement, et je n’avais jamais pensé au journalisme, qui est un métier dans lequel je suis tombée par hasard, En revenant au Maroc, j’ai d’abord commencé par travailler avec des galeries d’art, pour des catalogues, mais aussi l’écriture de monographies. Le journalisme est venu se greffer à tout cela, mais c’est un métier qui prend beaucoup de place, puisqu’on doit suivre l’actualité et qu’il faut s’engager, sans délaisser l’objectivité, bien sûr, mais il faut donner de la place à de la sensibilité.
Peut-on ainsi dire que vos écritures et vos œuvres d’art sont une forme de militantisme ou d’engagement politique ?
C’est une question que l’on m’a toujours posé, et qui, étrangement, me posait beaucoup problème au début. Evidemment, en tant que femme marocaine et écrivaine, je me voyais toujours confrontée à la question du féminisme. Donc oui, je suis féministe, mais je ne suis pas que cela. D’ailleurs dans mes livres, je prends parfois la peau d’une femme, parfois la peau d’un homme, parfois la peau d’un enfant, et même la peau de la terre qui se met à parler. Mais oui je suis profondément féministe. Je trouve que la cause des femmes est une cause de tous les temps, c’est un combat que nous avons mené depuis des siècles sans pouvoir jamais le remporter complètement, et les femmes sont la première cible de toutes les formes d’atteintes, quelles qu’elles soient.
Cette question me dérangeait puisqu’à chaque fois que l’on est devant une femme peintre ou littéraire, on a tendance à l’enfermer dans une catégorie. C’est comme quand les gens ne vous lisent pas, parce qu’ils se disent qu’ils savent de quoi vous parlez. Comme si une femme marocaine écrivaine allait forcément parler de problèmes conjugaux, de violence, d’oppression, alors qu’en fait la femme est souvent très forte dans ce genre de livres.
Comment s’est faite cette exposition pour vous ?
Je ne vous le cache pas, j’ai été très paniquée par ce vernissage. Par intermittence ce dernier mois, puis ça s’est accentué ces derniers jours (rires). J’ai eu des moments de doute puisque je n’ai jamais pensé exposer, et je me demandais toujours si, se livrer d’une telle manière au public était une bonne chose. Je peignais d’une manière vraiment discrète et privée, c’était mon univers, de la même manière dont j’écrivais d’ailleurs. Mon livre est resté près d’une année dans un tiroir, lorsque j’ai fini de l’écrire, et je ne l’ai publié qu’après que mon professeur de thèse m’ait convaincue. C’est ainsi que s’est faite ma première publication.
Mon exposition s’est faite un peu de la même manière que j’ai publié mon livre. Tout a commencé avec des petits partages sur Facebook, qui ont pris de plus en plus d’ampleur, et un beau jour, Naima Slimi [NDLR : responsable des activités culturelles de la Fondation ONA] me demande « tu exposes quand ? ». Je n’ai rien vu arriver (rires). Cet événement pour moi était vraiment sincère, gratuit, sans calculs, et c’est ce que je voulais.
Comment Bouthaina Azami crée-t-elle son art ?
Il y a des peintures sur lesquelles j’ai passé énormément de temps. Je me suis lancée dans le travail graphique il y a quelques années en tâtonnant, ce qui n’est pas si mal, puisque j’ai réussi à trouver mes propres techniques. Chaque tableau est différent, je n’applique pas une méthode particulière, je cherche et j’explore, mais si on me demande de répéter une technique que j’ai utilisée dans l’un de mes tableaux, il se peut que je ne sache pas (rires). La peinture est une autre forme de temporalité, de la même manière que l’on ne peut pas quitter un livre une fois qu’on s’est plongé dans son écriture, puisque la rupture et la reprise sont difficiles.
Lorsque j’ai commencé à écrire, je le faisais pendant la nuit, et malgré toutes les responsabilités que j’avais avec mon travail et ma nouvelle vie de jeune maman, je ne me sentais pas fatiguée, c’étaient des choses qui ne pesaient pas. Aujourd’hui, avec toutes mes nouvelles obligations, je me sens souvent happée, interpellée, touchée, par des choses qui ne sont pas forcément agréables et qui me tourmentent. Je me dis cependant que la peinture et l’écriture, pour moi, sont des urgences.
Je travaille beaucoup à la maison, et je jongle entre de nombreuses tâches solitaires, entre mon travail de secrétaire de rédaction, d’écrivaine et de peintre. La peinture est ce qui m’a permis de sortir de cette solitude, et de tenir le coup. Il est vrai que j’ai toujours été attachée, quelque part, à cette solitude. L’écriture demande une grande solitude, bien plus que la peinture. Je suis en train d’écrire un nouveau roman, mais il est vrai que je le mets souvent de côté. Je le dis souvent, je pense que je n’écrirais jamais un livre au Maroc, d’ailleurs, tous mes livres ont été écrits en Suisse, parce que j’ai une certaine paix propice à l’écriture. Ici, il y a beaucoup d’urgences, et les moments où je peins sont des petites parenthèses entre ces urgences.
A noter que l’exposition « A fleur de mondes » de Bouthaina Azami se déroule du 12 novembre au 30 décembre 2019, à la Villa des Arts de Rabat.