Nous avons tellement bien appris à connaître les réflexes, les méthodes et le langage de la diplomatie algérienne qu’il est devenu aisé de prévoir ses réactions. On peut même, au mot près, deviner et rédiger ses communiqués. Celui du 17 mars 2024, par exemple, concernant l’expropriation de biens immeubles algériens à Rabat, est un modèle du genre : une erreur, pire: une faute, comme le régime algérien sait si bien les faire. On le voyait venir, dans la forme comme dans le fond, ce chef-d’œuvre de la gesticulation. Le Maroc officiel fait tout pour éviter d’évoquer l’Algérie et, de fait, ne mentionne plus ce mot, mais lorsqu’il ne peut faire autrement, pour des raisons administratives ou juridiques, c’est la nervosité extrême de l’autre côté de la frontière. Agitez un chiffon rouge devant un taureau, il ne peut s’empêcher de foncer dessus. Le régime algérien, lui, s’agite et se fend immédiatement d’un communiqué rageur.
Points principaux d’un communiqué algérien standardisé visant le Maroc :
- Alger proteste ;
- Alger condamne ;
- Alger accuse ;
- Alger dénonce ;
- Alger menace.
Au passage, Alger ment. Alger se complaît dans le rôle d’éternelle victime. Tout le monde a tort, Alger a raison.
Les diplomates les plus blasés diront que c’est un communiqué somme toute ordinaire, convenu. En un mot, habituel. Il se veut ferme, certes, mais dans les limites de la bienséance. Le texte, en effet, est plein de morgue et de colère contenue, on sent que l’auteur s’est fait violence pour ne pas proférer d’insultes. Chassez le naturel …
On a envie de s’écrier : Tout ça pour ça !
L’expropriation dans un État de droit comme le Maroc, est une procédure rigoureusement réglementée et encadrée. Ex-pro-pri-a-tion, pas «confiscation». Ni «saisie», ni «nationalisation», ni «spoliation».
Au Maroc, le droit de propriété est protégé : «Le droit de propriété est garanti. La loi peut en limiter l’étendue et l’exercice si les exigences du développement économique et social de la nation le nécessitent. Il ne peut être procédé à l’expropriation que dans les cas et les formes prévus par la loi.» (Article 35 de la Constitution).
La procédure d’expropriation est codifiée par la loi n° 7-81 du 22.12.1980 et son décret d’application (n°2-82-382 du 16 avril 1983). Les garanties s’étendent de la phase administrative à la phase judiciaire, les étapes principales étant la déclaration de l’utilité publique, l’évaluation des indemnités d’expropriation et la recherche d’un accord amiable, le tout faisant l’objet de mesures de publicité par plusieurs moyens.
Les biens susceptibles d’expropriation sont les immeubles et les droits réels immobiliers, à l’exclusion des édifices à caractère religieux, des cimetières, des immeubles du domaine public et des ouvrages militaires.
Biens immeubles appartenant à des États étrangers
Contrairement à l’Algérie et à d’autres États autoritaires, le Maroc permet aux États ou établissements publics étrangers de réaliser des opérations immobilières sur son territoire. Ces opérations sont soumises à autorisation préalable (dahir n° 1-59-171 du 12 mai 1959, relatif aux opérations immobilières à réaliser par un État ou un Établissement public étranger). L’autorisation d’acquisition de biens immeubles est généralement accordée, sauf dans quelques rares cas, lorsque se posent des problèmes de voisinage ou de sécurité, ou encore lorsque la zone concernée est interdite à la construction. Les États étrangers bénéficient de l’exemption du paiement des droits d’enregistrement et de timbre sur les acquisitions d’immeubles destinés à l’installation de la chancellerie ou de la résidence (dahir n° 1-58-198 du 15 juillet 1958) et du paiement de la taxe urbaine et la taxe d’édilité.
Ne figurant pas parmi les exclusions prévues par la loi marocaine, les biens immeubles des Etats étrangers peuvent par conséquent être expropriés, comme il a été indiqué plus haut.
Voilà pour le droit interne.
Que disent les conventions internationales ? Deux cas de figure peuvent se présenter selon qu’il s’agisse d’une ambassade ou d’un consulat. Il y a donc lieu avant tout de déterminer la destination des locaux algériens dont l’expropriation est envisagée.
Le tableau annexé au projet de décret de déclaration d’utilité publique qui a été publié au bulletin officiel des annonces légales dans son édition n° 5811 du 13 mars 2024 recense cinq propriétés visées par la mesure d’expropriation dont trois appartenant à l’Etat algérien, situées sur l’avenue Tarek Ibn Ziad. Parmi ces dernières, une maison à deux étages, dont un rez-de-chaussée de bureaux, une villa d’une superficie de 619 mètres carrés, sans autre précision et une troisième propriété comprenant un étage. Selon les informations disponibles sur le site web de l’ex-ambassade d’Algérie, un des bâtiments en cause abritait la section consulaire de l’ambassade.
Il ne s’agit donc ni de l’ex-chancellerie (bureaux de l’ambassade), ni de l’ex-résidence de l’ambassadeur, toutes deux étant situées ailleurs à Rabat.
Rupture des relations diplomatiques
L’État algérien ayant rompu les relations diplomatiques avec le Maroc depuis 2021, il n’y a plus, stricto sensu, d’ambassades dans l’un ou l’autre pays. Même la section consulaire a été fermée, l’Algérie ne gardant, apparemment que deux consulats au Maroc, respectivement à Casablanca et à Oujda.
En cas de rupture des relations diplomatiques, les Etats ne sont pas, pour autant, exonérés de toute obligation. En effet, selon la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, dans ce cas (Article 45):
a) l’État accréditaire est tenu, même en cas de conflit armé, de respecter et de protéger les locaux de la mission, ainsi que ses biens et ses archives;
b) l’État accréditant peut confier la garde des locaux de la mission, avec les biens qui s’y trouvent, ainsi que les archives, à un Etat tiers acceptable pour l’état accréditaire;
c) l’État accréditant peut confier la protection des ses intérêts et de ceux de ses ressortissants à un Etat tiers acceptable pour l’état accréditaire.
Sauf meilleure information, ni le Maroc ni l’Algérie n’ont désigné d’Etat tiers pour la protection de leurs intérêts et la garde des locaux de leurs ex-ambassades respectives.
On sait que la rupture des relations diplomatiques n’entraine pas ipso facto celle des relations consulaires. La convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963, de son côté, énonce dans son article 1 :
(i) L’expression «locaux consulaires» s’entend des bâtiments ou des parties de bâtiments et du terrain attenant qui, quel qu’en soit le propriétaire, sont utilisés exclusivement aux fins du poste consulaire;
L’article 31 indique :
4. Au cas où une expropriation serait nécessaire à ces mêmes fins [défense nationale ou d’utilité publique], toutes dispositions appropriées seront prises afin d’éviter qu’il soit mis obstacle à l’exercice des fonctions consulaires et une indemnité prompte, adéquate et effective sera versée à l’État d’envoi.
En définitive, les villas de l’avenue Tariq Ibn Ziad, quel que soit l’usage qui en était fait auparavant, sont à l’heure actuelle désaffectées et ne peuvent, de ce fait, être éligibles à aucun statut diplomatique ou consulaire. Ce sont des locaux appartenant à un État étranger et dont le Maroc est tenu d’assurer la protection, sans plus.
Une troisième convention peut être citée en relation avec d’éventuels aspects judiciaires de cette question, il s’agit de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens du 17 janvier 2005. Dans son article 13, ce texte, qui consacre des règles de coutume largement respectées par les Etats, stipule qu’à moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à la détermination :
«a) D’un droit ou intérêt de l’État sur un bien immobilier situé sur le territoire de l’État du for, de la possession du bien immobilier par l’État ou de l’usage qu’il en fait, ou d’une obligation de l’État en raison de son intérêt juridique au regard de ce bien immobilier, de sa possession ou de son usage.»
C’est dire que l’État marocain a toute latitude, en toute souveraineté, de récupérer les biens immeubles voisins du ministère des affaires étrangères et appartenant à des Etats étrangers, comme il l’a du reste fait au cours des dernières années en se portant acquéreur de plusieurs bâtiments diplomatiques. Il est fondé à le faire dans un but d’utilité publique, mais aussi pour des raisons de sécurité. Le pays le plus hostile au Maroc ne peut pas installer ses services à quelques mètres d’un ministère de souveraineté, qui plus est celui des affaires étrangères. Dans la même situation, à Alger, les autorités n’auraient pas hésité à faire évacuer les locaux, même manu militari, sans s’embarrasser outre mesure de procédures administratives ou judiciaires.
Revenons au communiqué algérien
- Le ministère algérien maltraite la vérité lorsqu’il parle de «représentations diplomatiques». Celles-ci, à l’initiative d’Alger, n’existent plus. Seuls subsistent des locaux appartenant à un Etat étranger et qui ne peuvent plus se prévaloir d’aucune immunité diplomatique.
- Alger est dans l’erreur lorsqu’il estime que la décision marocaine est «en contradiction avec les pratiques internationales civilisées» et «déroge gravement aux obligations de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques qui lui imposent de respecter et de protéger les ambassades sur son territoire.» Le Maroc ne viole aucune convention ou pratique internationale et n’a pas failli à son devoir de protéger les bâtiments de toutes les missions diplomatiques présentes sur son territoire.
- Si Alger voit dans une «expropriation» une «provocation» à son égard, le lexique algérien ne peut être qualifié que de singulier car la procédure est légale et ne comporte aucune volonté de nuire. S’il est un pays qui est «provoqué» par son voisin depuis 50 ans, c’est bien le Maroc.
- En parlant d’«escalade», Alger semble oublier qu’il y a à peine quelques jours, il a gravement agressé le Maroc en se servant d’un groupuscule manipulé par les services algériens. Il n’y a pas eu de communiqué marocain tonitruant, que l’on sache, et pourtant, il y avait de quoi.
- Lorsque le ministère algérien confond sciemment «expropriation» et «confiscation», c’est de la mauvaise foi pure.
Les autorités algériennes ne disent pas tout. Elles ont été informées officiellement du souhait de l’État marocain de se porter acquéreur, à l’amiable, de la villa attenante au ministère des affaires étrangères. Plusieurs réunions ont eu lieu et des écrits officiels ont été échangés à ce sujet. À aucun moment, Alger n’a exprimé d’objections à la cession du bâtiment. Si l’opération n’était pas une surprise, pourquoi alors ce communiqué agressif ? Les raisons doivent manifestement être recherchées ailleurs.
Les expropriations de biens immeubles appartenant à des Etats étrangers sont courantes et se règlent le plus souvent par des négociations, qui aboutissent généralement à la signature d’un accord. De toute évidence, ce n’est pas la voie que compte emprunter Alger. Le régime algérien, fidèle à lui-même, menace le Maroc de représailles en assurant qu’il répondra «par tous les moyens qu’il jugera appropriés». Comme, par exemple, d’exproprier les biens immobiliers du Maroc en Algérie ? Il n’y en a pas. Les Etats et les étrangers ne peuvent pas acquérir de propriétés immobilières en Algérie. Les deux propriétés qui abritaient la chancellerie et la résidence diplomatique du Maroc à Alger sont d’anciens «biens vacants» qui ont été mis à la disposition du Maroc par l’État algérien. Rien ne lui interdit de les confisquer, en invoquant une prétendue «réciprocité» alors même que le Maroc, de son côté, n’a pas touché à l’ex-ambassade d’Algérie. Le régime algérien, on le sait, ne recule devant aucune outrance.
Alger, enfin, promet d’agir «dans le cadre des Nations unies» pour assurer le respect de ses intérêts. On ne savait pas que l’expropriation d’une maison pouvait menacer la paix et la sécurité dans le monde.
Quoi qu’il en soit, si la diplomatie algérienne veut mener une bataille aux Nations unies, souhaitons-lui bien du plaisir.
Néanmoins, s’il entend préserver ses droits, le gouvernement algérien serait bien inspiré de chercher un accord amiable avec Rabat ou de mandater un avocat pour défendre ses intérêts devant les tribunaux marocains.
Dans le calme et sans éclats de voix.