Un évènement peut à lui seul cristalliser toutes les affres d’un système défaillant. Le récent affrontement entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour sur BFMTV est tout à fait représentatif de la polarisation de la société française dont se délecte chaque jour, en l’alimentant, chaînes d’infos et autres machines à audimat. Présenté toute la semaine comme un match de boxe, la séquence a réuni près de 4 millions de téléspectateurs.
Et pourtant, à l’issue du débat, on peine à imaginer que le moindre partisan de l’un ait pu se laisser convaincre par l’autre. Car alors que la France s’apprête à élire un nouveau président de la République en avril prochain, le débat de fond semble avoir déserté l’espace public et médiatique français. Deux phénomènes s’entrechoquent et participent activement à le rendre stérile.
Le premier est un appauvrissement de la qualité du débat public. Ces dernières années, les chaînes d’information en continu se sont progressivement imposées comme des acteurs incontournables de la sphère politico-médiatique. Restreintes par des logiques d’audience et de rentabilité, elles sont devenues la principale source d’alimentation du flot continu de « clash » et de « buzz ». Une source qui, si on en croit les audiences, ne se tarit jamais.
Ainsi, l’émission de l’animateur vedette Cyril Hanouna, Touche pas à mon poste (TPMP), rassemble quotidiennement plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs, et dépasse régulièrement le million. Dans ce show, on assume de faire de la télé « populaire ». Les joutes verbales y sont monnaie courante, et la façon de poser les débats y est délibérément simpliste et provocatrice, de façon à générer un maximum de buzz. La prise en otage de l’aspect « populaire » par les concepteurs de ces programmes est problématique en ce qu’elle lie la dimension populaire, c’est-à-dire qui parle au peuple, à un affaiblissement dans la manière d’aborder les débats.
Les hommes politiques, y compris du gouvernement, sont tiraillés entre leur volonté de maintenir une certaine dignité dans la chose publique, et la nécessité de s’adresser à un large panel de citoyens. De plus en plus, ils cèdent et acceptent l’invitation des talk-shows. Ce fut récemment le cas du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, ou de la ministre chargée de l’industrie Agnès Pannier-Runacher, pour ne citer qu’eux.
Vient ensuite la polarisation. Les différentes tendances idéologiques apparaissent de plus en plus irréconciliables. Sur un modèle à l’américaine, on retrouve le camp de la droite réactionnaire, qui dispose désormais de sa chaîne Cnews, véritable Fox News à la française, et qui réalise régulièrement des records d’audiences sur des thèmes aussi originaux que capitaux pour l’avenir du pays : immigration, grand remplacement, ensauvagement, etc. A l’opposé, celui de la gauche post-moderne, très orientée sur les sujets sociétaux (LGBTQ, décolonialisme, etc). Autant dire que le courant passe mal et que la communication est définitivement rompue.
Ce duel capte toute l’attention et rétrécit l’espace disponible pour la nuance et la pensée complexe. Par ailleurs, les thèmes précédemment cités et mis en avant par la droite ont largement pris le pas sur tous les autres, rendant inaudibles les questions pourtant centrales de pouvoir d’achat, de justice fiscale,d’égalité, ou encore d’écologie.
De fait, l’opinion publique de l’hexagone ressemble de plus en plus à celle des Etats-Unis. Chacun campe sur ses positions ;on ignore les faits, et on soutient le camp auquel on a prêté allégeance. Comme du temps de l’opposition entre démocrates et républicains sous l’ère Trump, où le fact checkingjournalistique était devenu d’une risible inefficacité. D’ailleurs, pour son dernier livre, M. Zemmour, bras croisés et le regard acéré, le tout sur un fond bleu blanc rouge, a ouvertement admis s’être inspiré de la couverture d’un ouvrage d’un certain… Donald Trump.
La fracture territoriale, qui sépare dans le vote les habitants des villes de ceux des campagnes, et qui enferme encore davantage chacun dans ses convictions, corrobore un peu plus l’idée d’une forme « d’américanisation » de la société française, entre des zones rurales qui votent à droite et des aires urbaines majoritairement de gauche (avec, bien sûr, certaines exceptions).
En France, pays traditionnellement reconnu pour sa culture du débat d’idées, le début de campagne présidentielle connaît un tel nivellement par le bas qu’on se demande jusqu’à quelles profondeurs abyssales il est encore susceptible de s’enfoncer. Le phénomène est-il réversible ? Difficile à dire, compte-tenu du faible laps de temps qui reste avant l’arrivée des échéances électorales. En attendant, Cyril Hanouna a dernièrement fait savoir qu’il se verrait bien animer le débat de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle…
Au même moment, en Allemagne, à l’heure où Angela Merkel s’apprête à quitter le pouvoir après 16 ans passés au pouvoir, l’AfD (extrême droite) n’a pas réussi à mettre à l’agenda ses sujets favoris, si bien que le mot « immigration » n’aura été prononcé qu’une seule fois durant le grand débat rassemblant les représentants des sept grands partis, et le mot islam… zéro fois. Le pays ne dispose-t-il pourtant pas d’une vaste diaspora turque et de millions de citoyens de confession musulmane ? Deux pays, deux appréhensions différentes du débat public.