Ilan Berman, avocat et vice-président de l’American Foreign Policy Council, groupe de réflexion à but non lucratif sur la politique étrangère américaine basé à Washington DC, est spécialiste de la sécurité régionale au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Russie. Il est l’invité de Newslooks magazine pour donner une lecture objective des résultats des élections communales, régionales et législatives du Maroc [traduction].
A l’issue des élections du 8 septembre, le Rassemblement national des indépendants a remporté 102 sièges, suivi du Parti Authenticité et Modernité avec 87 sièges et du Parti Istiqlal avec 81 places. La plus grande surprise est venue de la débâcle du Parti de la Justice et du Développement après 10 ans à la tête du gouvernement, puisqu’il est arrivé à la huitième place avec seulement 13 sièges. Les enseignements à en tirer sont nombreux, sur le plan interne certes, mais aussi aux plans régional, continental et international.
Les résultats des élections législatives et locales marocaines ont consacré la grande victoire des partis libéraux avec à leur tête, le Rassemblement national des Indépendants. Que pensez-vous de ces résultats ?
Je pense qu’il est très clair que ces résultats sont politiquement significatifs. Ils ont eu l’effet d’un tremblement de terre en termes de notre compréhension de la politique marocaine. A mon sens, au moins deux points majeurs sont à retenir. Tout d’abord, ces résultats traduisent clairement un vote de défiance envers le PJD, le parti islamiste qui a été la force dominante dans le gouvernement marocain. En effet, le parti majoritaire qui a formé un gouvernement au cours de la dernière décennie, a présidé à une économie peu porteuse marquée par un échec à prospérer sous divers aspects. Les résultats des élections sont la démonstration du manque de satisfaction de la part du peuple marocain vis-à-vis de la gestion par le PJD de l’économie du pays.
Le second point, est que l’issue du scrutin constitue une vraie adhésion aux orientations drastiques de politique étrangère du monarque Mohammed VI que nous avons observées au cours des deux dernières années. Celles-ci concernent la normalisation des relations avec Israël et un plus grand engagement économique du pays vers le Sud, en Afrique.
Ce sont toutes des mesures relativement risquées que le royaume a prises en termes d’élargissement de ses horizons de politique étrangère. Nous avons entendu haut et fort, par le biais du scrutin, que l’électeur marocain y a réagi positivement. Les votes ont démontré que l’électorat est largement favorable à toutes ces initiatives. Il ne cherche pas à les freiner, il cherche, bien au contraire, à les renforcer.
Avec ces élections, le Maroc instaure un modèle démocratique qui consacre l’alternance. Comment voyez-vous la chute du parti justice et développement ?
Je pense que c’est en quelque sorte une évolution saine de ce processus. La caractéristique d’une société politiquement pluraliste, dynamique est que lorsqu’une partie de la société est sous-performante, elle est remplacée, elle se renouvelle, rajeunit et est remplacée par un élément plus dynamique et c’est précisément ce qui est arrivé au Maroc.
Nous avons ainsi vu un PJD sous-performant suscitant beaucoup de mécontentement quant à sa façon de gérer les normes culturelles. Il n’ y a pas non plus eu de réponse économique aux normes sociétales. Par conséquent les résultats électoraux ont illustré la volonté des électeurs pour un gouvernement plus réactif, plus habile, plus représentatif pour conduire le pays dans les années à venir.
Pensez-vous que c’est ce qui s’est passé au Maroc est une saute d’humeur électorale et un désir de changement pour le changement comme cela se passe ici aux États-Unis ?
Je ne pense pas que c’était un changement pour le plaisir du changement.
Je veux dire que dans la politique américaine, il y a, très souvent, ce bref désir de changement juste pour avoir du changement et il n’y a vraiment pas beaucoup de substance derrière cela.
Le PJD a eu une décennie pour conduire son programme social, son programme économique. Il s’est assurément avéré médiocre ; Le PJD n’a pas répondu aux attentes de la majorité des Marocains alors que ce parti a bénéficié de beaucoup de temps pour être à la hauteur des attentes de la population. Par conséquent, les résultats des urnes montrent une volonté de changement réel.
Si l’on remonte aux expériences des islamistes dans le monde arabe, le Maroc reste le seul pays qui leur a donné l’opportunité de gouverner alors qu’ils étaient interdits en Algérie et en Egypte ; cela octroie-t-il une immunité à l’expérience démocratique marocaine ?
Il est impossible de savoir ce que l’avenir réserve. Je pense que ces exemples sont très différents de ce que le Maroc a vécu. Parce qu’en Algérie comme en Egypte, les partis islamistes se sont vu refuser l’opportunité de gouverner et se sont radicalisés en conséquence ; au Maroc, c’est le parti qui a eu la possibilité de gouverner et qui a échoué.
La population s’est exprimée. C’est elle qui est à l’origine de l’échec des islamistes. C’est un rejet beaucoup plus profond que le fait de s’entendre dire par les militaires du pays qu’ils ne peuvent plus gouverner. C’est la raison pour laquelle je pense que les résultats des élections de la semaine dernière au Maroc vont être beaucoup plus durables que ceux des politiques moyen-orientales et ceux dans d’autres pays d’Afrique du Nord.
En comparant l’expérience du Maroc avec le reste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, où placeriez-vous le Maroc ?
Je pense que lorsque nous scrutons la région, pas seulement l’Afrique, pas seulement l’Afrique du Nord, mais en quelque sorte le grand Moyen-Orient, nous relevons des démocraties émergentes à tous les niveaux de développement.
Cependant, dans mon esprit, il ne fait aucun doute que le Maroc est relativement très avancé sur cette palette de pays. Au Maroc, il y a un processus démocratique établi, il y a des élections libres, crédibles et transparentes, sans le genre de contretemps tels qu’observés dans d’autres parties du continent.
Je pense que le déroulement de ces élections est un gage de la durabilité et de la stabilité de la société marocaine. Certes, un énorme bouleversement politique en résulte, beaucoup de changements politiques sont attendus. Mais l’instabilité ne fait partie des conséquences de ces changements qui attestent de la démocratie marocaine.
Les résultats finaux ont montré un taux de participation élevé pour les trois régions situées dans le Sahara marocain [NDLR 58,30% dans la région de Dakhla-Oued Eddahab, 63,76% dans la région de Guelmim-Oued Noun et de 66,94% dans la région de Laâyoune-Sakia El Hamra ; au niveau national, le taux de participation est de 50,18%]. Pensez-vous que cela puisse être considéré comme un message clair à la communauté internationale sur la question du Sahara ?
Je pense que c’est très clair selon les indicateurs-clés à prendre en considération. Ces chiffres sont extrêmement importants et révélateurs. Pour moi le paramètre qui compte c’est de savoir si les populations locales acceptent la légitimité de la structure telle qu’elle existe. Ce système dont le royaume marocain parle depuis longtemps, est l’autonomie avancée : une sorte de fédéralisme délégué, de confédération majoritairement indépendante.
Et c’est un système contre lequel beaucoup de gens se sont élevés, il y a certainement eu beaucoup d’opposition à l’idée de la souveraineté marocaine sur le Sahara « occidental ». Or, l’opinion qui compte vraiment est celle qui prévaut au sein de la population locale. Et les résultats électoraux démontrent que les Sahraouis adhèrent réellement à ce système. Ils ont montré être prêts à participer au processus électoral marocain en assez grand nombre pour que cela soit significatif. Ce qui résonne en moi, plus que tout propos de tout commentateur : le taux de participation, que le système fonctionne et que les populations locales y adhèrent.
Le mouvement séparatiste polisario soutenu par l’Algérie a exprimé son objection à la participation de la population du Sahara aux élections ; voyez-vous cette objection justifiée ?
Eh bien, je ne pense pas ; ils peuvent s’opposer à leur guise. Mais les résultats de l’élection, le taux de participation et la ventilation du pourcentage de Sahraouis qui ont réellement participé, démontrent que la majorité de la population locale au Sahara ne réfléchit pas comme le polisario. Ils ne se voient pas comme une entité distincte. Ils se voient comme faisant partie intégrante de la structure pluraliste démocratique franchement très dynamique qui évolue. Je dirais que c’est une bonne chose que nous devrions encourager.
Après l’assassinat de deux chauffeurs marocains au Mali par des inconnus, pensez-vous que la région du Sahel est effectivement devenue un foyer de terrorisme ? qu’en est-il de l’effort du Maroc et des alternatives qu’il offre pour la stabilité ?
C’est évidemment un terrible accident et je pense que cela démontre à la fois la promesse et le péril dans lequel se trouve le Maroc car, d’une part, il est très clair que le système marocain prospère et qu’il évolue, il est très dynamique par rapport à ses voisins, et par rapport au reste de la région. Mais le Maroc est situé dans une région très instable avec une augmentation en flèche de la violence et de l’instabilité dans toute l’Afrique en particulier dans la région du lac Tchad et le long du Sahel. Il devient donc impératif non seulement pour le Maroc de sauvegarder ses acquis politiques durement gagnés, mais aussi pour le Maroc de tirer parti de son expérience et de la traduire en engagement de politique étrangère pour stabiliser la région. Et ce, parce que l’exemple marocain peut être stabilisateur pour la région. Il ne suffit pas que le Maroc soit en quelque sorte une exception. Il apparaît de plus en plus clairement que ce pays doit aussi être un modèle, au moment où de plus en plus d’États faibles du nord et du centre de l’Afrique paient le prix fort de leur instabilité par une recrudescence de la violence ; fait qui suscite une inquiétude croissante de la communauté internationale. A ce titre, je pense que le Maroc est en position parfaite pour être un partenaire de premier plan.
Un dernier mot ?
En tant que personne qui scrute la politique marocaine et nord-africaine, j’ai été frappé par le message envoyé par le peuple marocain à l’issue des élections de la semaine dernière.
J’ai d’ailleurs attiré l’attention de mes collègues à ce propos espérant que de plus en plus de personnes y seront attentives. J’espère enfin que ce message aura plus de résonance à Washington.






