Face à un droit international qui a montré la vaste étendue de ses limites, le Maroc, au-delà de la question de la représentativité, gagnerait à se positionner comme dépositaire et protecteur de l’intérêt général des Sahraouis.
Une idée fausse, de large diffusion, voudrait que reconnu dans ses droits, le Maroc pourrait alors mettre un terme à l’effort développementaliste au Sahara: le territoire occasionnerait un surcoût qu’il s’agit, dans une pure approche grippe-sou, de réduire. N’étant plus tenu de séduction envers la chose conquise, le royaume n’aurait qu’à revenir en arrière. Le Sahara serait rendu aux vents et au sable.
C’est oublier que les politiques publiques contribuent au resserrement du lien national et à l’arrimage de la région au reste du territoire. Pourvoyeuses de ressources et d’opportunités, vecteurs d’identification, elles favorisent la participation et instituent des espaces de coopération. Même les protestations, par ailleurs de plus en plus localisées au Sahara, de facture de plus en plus socio-économique, de moins en moins identitaires, mobilisent des référentiels liés au développement et à la redistribution égalitaire des ressources.
Connaissant souvent des phénomènes de persistance, les politiques publiques créent des horizons d’attente, qui en appellent à une augmentation des investissements. La reconnaissance de la marocanité du Sahara par davantage de pays, voie idoine de règlement, devrait faciliter les investissements et donner lieu à un plus grand afflux de ressources.
La sécession contre la démocratie
Une abondante littérature a drapé de vertus libératrices la sécession, en assimilant le droit à l’autodétermination au droit à la souveraineté — et donc au droit à l’indépendance. D’aussi nombreuses contributions ont examiné, souvent du point de vue juridique, les limites d’un droit à la sécession. Dans un texte intitulé La gouvernance démocratique et le principe d’intégrité territoriale, Stéphane Dion, homme politique et diplomate canadien, déploie un éloquent — et rare — raisonnement politique sur la question. En rappelant que les citoyens d’un pays sont liés par «un principe de loyauté mutuelle. Ils se doivent tous assistance sans égard à des considérations de race, de religion ni d’appartenance régionale», l’auteur considère que «pour cette raison, tous les citoyens sont propriétaires de l’ensemble du pays, avec son potentiel de richesses et de solidarité humaine. Aucun groupe de citoyens ne peut prendre sur lui de monopoliser la citoyenneté sur une partie du territoire national, ni de retirer à des concitoyens, contre leur volonté, leur droit de pleine appartenance à l’ensemble du pays. Ce droit d’appartenance, chaque citoyen devrait être en mesure de le transmettre à ses enfants. Idéalement, un tel droit ne devrait jamais être remis en cause en démocratie. Il est donc tout à fait légitime, de la part d’une démocratie, de se considérer comme indivisible.»
Puisque la loyauté relie tous les citoyens par-delà leurs différences, «aucun groupe de citoyens dans un État démocratique ne peut s’arroger de droit à la sécession sous prétexte que ses attributs particuliers – langue, culture ou religion – le qualifient au titre de nation ou de peuple distinct au sein de l’État.» La sécession n’est acceptable que «dans les circonstances extrêmes où un État refuse de traiter un groupe de citoyens comme des citoyens, piétine leur droit de citoyenneté, alors ceux-ci ont, en retour, le droit de ne plus le considérer comme leur État. Ils ont ce droit non pas en raison de traits distinctifs liés à la race, à la langue ou à la religion, mais parce que, au même titre que les autres humains, ils sont porteurs d’un droit universel à la citoyenneté.»
Accorder un droit à la sécession à la demande «ferait de la simple menace de la rupture une stratégie politique permanente au sein d’un État. En effet, les groupes seraient fortement incités à menacer de faire sécession pour obtenir ce qu’ils veulent», faisant du chantage à la sécession un outil de négociation.
Un itinéraire de déception
Que peut attendre le Maroc des juridictions internationales pour la résolution du conflit ? Les arrêts des juridictions européennes ne présagent en ce sens rien, ou pas grand chose.
Le droit international prescrit une large gamme de devoirs aux puissances administrant des territoires non-autonomes. L’on chercherait obstinément, et en vain, pareilles obligations pour les mouvements prétendant à la représentation de ces territoires. Tirant bénéfice d’un régime juridique imaginé pour le XXè siècle et conçu pour provisoire, le Front Polisario s’autorise encore, près de cinquante ans après sa conception, à agir dans les arènes internationales sans se soumettre à une quelconque comptabilité: que vaut bien un « représentant légitime » qui n’est exposé ni à la sanction régulière et transparente des urnes, ni à des évaluations périodiques de sa capacité représentative ? Que vaut un processus électoral scandé de congrès aux insolvables objectifs, obtenant aux vainqueurs des présidences de quarante ans ? Quel degré de maquignonnage apparaît acceptable aux yeux de la doctrine internationale, qui admet comme « représentants légitimes » de vieux tirailleurs à épaulettes, à demi morts ? Comment, en somme, s’assurer de ce que représente véritablement le représentant ?
Le mal est ancien, et trouve sa source dans le principe politique du « représentant unique et légitime du peuple de…». L’unicité de l’interlocuteur, adoptée dans une visée d’évitement de la dépersonnalisation des peuples et de l’atomisation des représentants, a connu un bien malheureux destin. À l’origine de nombreuses dictatures du parti unique en Afrique, qu’elle a favorisées, elle produit, en notre temps et en notre contexte, d’autres effets tout aussi néfastes.
En niant aux élus issus du Maroc toute compétence sur les accords conclus avec l’Union européenne, la justice européenne supprime aux populations du sud la possibilité de s’exprimer à travers leurs représentants choisis. La décision de la justice européenne débouche sur une délégitimation des institutions issues du suffrage au Sahara. Tout se passe comme si, la production de l’offre et de la demande politique découlant du Maroc, elle en subirait par contrecoup une disqualification automatique. Nous assistons ainsi un dévoiement des mécanismes de légitimation et de délégitimation des institutions, dont la capacité représentative n’est plus déterminée par leur assise élective, leur efficacité, leurs finalités, mais par d’antiques prescriptions délabrées. Des factionnaires tout désignés à l’emploi par un régime hébergeur, l’Algérie, simples pions d’une guerre par procuration, l’emporteraient-ils donc sur des élus dotés d’une légitimité électorale à domicile ?
La décision du tribunal général de l’Union européenne cache un effet plus grave et à bien des égards infantilisant, lié aux modalités de prise en compte de la citoyenneté. En retirant aux élus issus du Sahara la prérogative de se prononcer sur des accords sectoriels locaux, le tribunal européen ne reconnaît finalement aux habitants des provinces du sud qu’une citoyenneté fragmentée, centrée sur l’exercice d’un ensemble précis de droits et excluant d’autres dès lors qu’ils seraient le fait du Maroc. Les citoyens du sud se voient constitués prisonniers d’une lecture rigide du droit international, qui leur méconnaît ultimement le droit de se porter électeurs et candidats — sauf à n’être que des électeurs illégitimes, ou des élus illégitimes. La justice européenne fait ainsi entorse à l’article 73 de la charte des Nations-Unies, qui engage les États à développer, chez les populations des territoires non-autonomes, «leur capacité de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques»…
En exigeant comme condition à la validité des accords que les parties contractantes recueillent non seulement l’aval des populations du Sahara marocain, mais également celles des cantonnements algériens, la justice européenne établit une impossible symétrie entre Tindouf et Dakhla. Deux collectivités différentes, deux communautés politiques différentes et, surtout, deux choix nationaux différents. Pris au piège d’un raisonnement partitif qui élargit au tout les traits de la partie, il n’est guère étonnant que le tribunal général de l’UE n’ait pu que s’enfoncer dans l’impasse à laquelle le condamne ce soubassement: les Sahraouis des camps étant une population opprimée, ceux vivant au Maroc doivent eux aussi être réduits au silence des irreprésentés et des désaffiliés. Sans voix au chapitre, ils ne peuvent, afin d’être reconnus dans leurs droits, s’exprimer qu’à travers un distant mouvement périphérique. Ils se doivent d’être solidaires d’une misère distante. Ils ne peuvent être acteurs ou bénéficiaires d’un développement dont sont privés les habitants des camps, et contre lequel s’élèvent les pétitionnaires s’exprimant indûment en leur nom. Ils doivent, comme les autres, accepter d’être tirés vers le bas. Il s’en faut de peu pour que la justice européenne ordonne aux populations du territoire de ne vivre que d’aides et d’assistance humanitaire aussi longtemps que durerait le conflit…
L’on serait bien tentés de renverser la charge de la preuve: le Front Polisario a-t-il consulté les populations du Sahara avant de former un recours en annulation des accords conclus par le Maroc et l’Union européenne ?
Le Maroc, garant de l’intérêt général
En décorrélant représentation et responsabilité, les arènes internationales posent comme jeu autorisé le sabotage des territoires. Ce désarrimage favorise par conséquent des postures annihilatrices, peu soucieuses du développement du territoire et du bien-être de ses populations. Permettons-nous, afin de mieux illustrer la profonde inadéquation du droit international appliqué au Sahara, de glisser vers une rhétorique familialiste: les efforts endossés par le tuteur légal apparaissent impurs en vertu de sa seule personne, tandis que la déchéance et la paupérisation sont acceptables, tant qu’elles émanent d’une volonté du tuteur ad hoc, même quand celui-ci ne participerait en aucun cas à la conduite des affaires.
En voulant restreindre la capacité représentative en ne la reconnaissant qu’au Front Polisario, la justice européenne conduit paradoxalement à une multiplication des niveaux d’exercice de la représentation, et à une fragmentation tendancielle de celle-ci. Il ne suffit pas que l’Union européenne légifère sur le Sahara pour que la réalité du terrainchange. Tant qu’existe sur un territoire une collectivité, existe une volonté générale. Existent alors des gouvernants, à qui incombe l’agrégation des demandes, l’arbitrage des intérêts et l’administration des réponses en conformité avec cette volonté. Et c’est sur ce principe que le Maroc gagnerait à se positionner: en tant que garant de l’intérêt général des Sahraouis.
En incorporant et la dimension de la représentativité — nécessaire pour la reconnaissance des multiples intérêts composant l’intérêt général — et les responsabilités qui en découlent, l’intérêt général offre au Maroc un rôle à la mesure des responsabilités dont il s’acquitte. Le royaume, en faisant des Sahraouis des citoyens à part entière, en menant des politiques économiques et sociales inclusives, en permettant aux habitants de la région, sans distinction de race, de genre ou d’origine, d’être destinataires de l’action publique menée sur son territoire, en œuvrant à l’accessibilité des services, et en initiant des chantiers d’utilité publique, se trouve être l’unique dépositaire de l’intérêt général au Sahara. Et ce n’est pas le moindre paradoxe du jugement du tribunal de l’UE que de nier à l’entité chargée de l’allocation publique les droits politiques découlant de ses responsabilités, tandis que celle érigée en représentante exclusive jouit de droits politiques détachés de toute obligation, rôle ou responsabilité réelle sur le territoire.
De ce point de vue, il apparaît clairement que si un intérêt à agir doit être reconnu au Front Polisario, il se situerait à l’encontre de l’intérêt général des Sahraouis: un intérêt direct à la misère, un bénéfice dans le non-développement du territoire, car un Sahara pauvre, stagne, permet au Polisario d’illustrer un «cas colonial» faisant miroir à la misère des camps.