Il ne fait aucun doute qu’Abderahmane El Youssoufi n’est pas mort du coronavirus. Par contre Abderahmane est mort des suites du confinement.
L’homme vivait d’un seul poumon depuis plus de soixante ans. Il mesurait plus que quiconque l’appel constant de l’air, qu’il a appris à apprivoiser même aux moments sombres de sa vie dans les geôles obscures et sous la torture sauvage qu’il subissait durant ses différentes incarcérations coloniales, post coloniales et au moment de l’exil. Le confinement l’a astreint à domicile, dans un appartement où il a choisi de vivre laissant le faste des villas, aux grands jardins, aux parvenus et autres opportunistes de la politique.
Tous ses amis sont témoins de l’avidité, sans bornes, qu’il avait à s’informer sans distinction idéologique ou de ligne éditoriale de tel ou tel organe de presse. Il affectionnait également les autres supports médiatiques et sociaux mais avait une intimité particulière avec la presse écrite et les livres. Faudrait-il rappeler que l’homme qu’il était se doublait du journaliste et du rédacteur en chef de Tahrir entre autres. Le confinement l’a privé du toucher de la matière étant entendu que toute la presse était condamnée à n’apparaître, en cette période, que sous la forme électronique.
Les rares personnes qu’il continuait à recevoir étaient aussi confinées chez elles. Peut-être que les contacts à travers des supports électroniques soulageaient un peu sa solitude, mais l’homme savourait les discours et les débats de ses interlocuteurs, lui qui parlait peu mais n’en pensait pas moins s’agissant des problèmes politiques internes et surtout internationaux.
Abderahmane n’était pas sans famille, il en avait une : le Maroc. Nous étions des dizaines de milliers à être dans “le cortège des absents” pour l’accompagner à sa dernière demeure. Nous n’avions même pas pu pleurer un coup dans les bras des uns et des autres et se reconnaître dans ce désastre ni s’échanger des condoléances réciproques. Le confinement était plus fort et Abderahmane, toujours discret, n’aurait jamais accepté une exception pour son enterrement.
Avec Abderahmane, les militants USFP étaient séparés, aujourd’hui ils sont seuls. Les historiens auront fort à décortiquer, expliquer et remettre en cause les événements qui se sont succédés, commenter et vérifier les éléments qui se commandaient les uns les autres de la longue vie que nous connaissons de lui. Ceux qui sont tout près de nous, et qui ont fait du bruit à l’instar du gouvernement d’alternance, comme ceux des zones d’ombres dont on n’a eu que des fragments d’explications ou qui restent dans l’ambiguïté totale ou partielle. Son débarquement du gouvernement reste en pointillés. Il suscite, évidemment, recul sur des engagements pris. Mais comment expliquer cette confraternité née entre lui et son successeur et qui fait honneur à l’un comme à l’autre ? On comprendra plus tard et même après les révélations, dans la conférence de Bruxelles, sur son départ du gouvernement, que l’homme s’est dignement éclipsé sans jamais remettre en cause les fondamentaux de ce pays, ni chercher à obtenir un long palmarès ni appartenir à des obédiences péremptoires.
Ce qui appartient au siècle dernier – depuis la revendication de l’indépendance et le retour de Mohammed V sur le trône en passant par la sombre période de plomb, la Marche verte, l’ouverture politique, la libération et le retour des exilés, la réforme constitutionnelle de 1996 puis, enfin, le gouvernement d’alternance – sont autant de matières pour les historiens que des leçons pour la classe des dirigeants politiques actuelle.
Il n’aurait pas souhaité de passer sous silence la période du règne de Hassan II où il fut, tour à tour dans la félonie, les complots, les procès politiques et enfin l’exil. Il répondait par un sourire narquois, lorsque les militants de son parti se prévalaient, que grâce à eux, la passation du règne s’est déroulée sans problèmes, sans se soucier des fondamentaux. Le juriste et l’homme d’expérience qu’il fût ne pouvait ne pas se soucier de la légalité constitutionnelle et de la légitimité historique.
De son vivant, toutes ces questions n’auraient suscité que polémiques et contre vérités engendrées par un dialogue de sourd car l’Histoire est, d’abord, une science et non de l’événementiel. Un métier de professionnels qui ont besoin de recul et non de journaleux-procureurs à la solde.
L’Histoire est un dépassement de l’événement. Il n’est donc pas possible d’avoir suffisamment de recul pour trancher d’un simple coup de phrase des questions aussi complexes et paradoxales qui ont marqué la vie d’un homme qui a vécu presque dix décades et qui a été traversé par toutes les tensions et bouleversements politiques et idéologiques internationaux – passant de la guerre froide, à la décolonisation, au panarabisme et les défaites successives face à Israël jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin – pour ne pas se rendre compte que Abderahmane, comme tous les autres Marocains finissent, y compris Mehdi Ben Barka, s’il n’avait pas été assassiné, par revenir et s’adosser aux fondamentaux de ce pays.
Si la monarchie a fait un grand pas vers ses opposants, ces derniers ont également su revoir leurs folles ambitions pour trouver un terrain d’entente autour d’une institution plus que millénaire.
Le Maroc de Mohammed VI est initialement plus favorable à un fond de relance par le dialogue et le progrès, en dehors des contingences politiques et des arguties juridiques. À l’inverse, les partis politiques n’ont franchement trouvé aucun montage qui permette à certaines institutions de s’affranchir de leur médiocrité et de leur opportunisme.
Abderahmane a tiré sa révérence sans se soucier de l’impertinence et du dégoût qu’inspire l’exercice du pouvoir, de son propre parti et du reste de la classe politique marocaine. Mais demain c’est un autre monde qui se dessine après le coronavirus. Le Maghreb pour lequel Abderahmane a tant milité est une chance pour la région. La conviction ne disparaît pas avec le décès d’un de ses promoteurs. C’est dans les moments de crises qu’il y’a de grandes avancées audacieuses. Pour préexister, dans ce nouveau monde, il faudrait puiser ses racines dans les profondeurs de l’histoire, les moyens nous les avons; il faudrait juste trouver la ressource et la volonté…