La France réduira de moitié le nombre de visas accordés aux ressortissants marocains. Premiers visés: «les milieux dirigeants», selon des déclarations du ministère français de l’Intérieur. Un dangereux précédent, et le signe d’une perdition diplomatique.
Pour justifier au regard de leurs valeurs et de l’opinion publique les restrictions de visa à l’encontre des employés de Huawei, les États-Unis avaient, en juin 2020, dû tirer sur la vieille ficelle des droits humains. L’entreprise chinoise serait un «bras de l’Etat du Parti communiste chinois qui censure les dissidents politiques et autorise les camps d’internement de masse dans le Xinjiang», avait alors accusé Mike Pompeo.
La décision américaine était motivée par le conflit économique avec la Chine, nul ne s’y trompe, mais les États-Unis ne pouvaient faire autrement, en accusant Huawei d’atteinte aux droits humains: les restrictions de visa ne sont pas des sanctions anodines. L’usage diplomatique les réserve aux cas majeurs: individus rattachés à des entités avec qui existe une rivalité, des différends ou une hostilité déclarée, ou dont l’activité porte atteinte aux intérêts économiques ou diplomatiques d’un pays (entreprises concurrentes dans le contexte d’une guerre commerciale, milieux dirigeants de pays ennemis, personnes accusées ou soupçonnées d’espionnage, etc.) ou gouvernants coupables de graves atteintes à la légalité internationale (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, etc.). Ces catégories ne sont certes pas exhaustives, mais elles couvrent la majorité des motifs invoqués pour restreindre l’entrée d’un individu ou d’un groupe d’individus à un territoire donné.
La récente mesure du gouvernement français ne vise pas des criminels de guerre. Ils circulent librement et sans entrave dans le pays, et il arrive qu’ils bénéficient d’un accueil en grande pompe et du tour du propriétaire à l’Élysée. Rien ne les inquiète. La décision ne concernera pas non plus ceux qui ont dépouillé la France de juteux marchés, comme celui des sous-marins. Elle ciblera plutôt « les milieux dirigeants » marocains. Tout ceci pour une sombre histoire de migrants non refoulés.
Évoquons brièvement les causes de cette crise. Sur les sept premiers mois de 2021, 9.424 obligations de quitter le territoire français (OTF) ont concerné des ressortissants tunisiens, 7.731 des Algériens et 3.301 des Marocains, soit le nombre le plus bas.
Vendus ainsi par le ministère français de l’Intérieur et la presse française, ces chiffres peuvent (et visent à) choquer le lecteur peu informé du dossier, en mettant en parallèle nombre élevé d’OTF émises, et nombre bas d’expulsions effectives. Ces chiffres sont trompeurs: être sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français ne signifie pas faire l’objet d’une demande de laissez-passer consulaire. Encore faut-il que les individus sous le coup d’une OTF soient arrêtés, et placés en rétention dans l’attente de leur renvoi. 674 Tunisiens, 597 Algériens et 542 Marocains ont été placés en rétention durant les sept premiers mois de 2021. Les visas ont été demandés pour cette catégorie.
L’Algérie affiche le taux d’attribution des visas le plus bas: les autorités du pays n’ont signé que 31 laissez-passer, et seules 22 expulsions ont effectivement eu lieu. La Tunisie a signé 153 visas pour 131 expulsions. Dans le cas du Maroc, un chiffre de 138 laissez-passer et de 80 expulsions a été évoqué par la presse française, mais le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita a démenti: 400 laissez-passer ont été signés par le Maroc. Seulement, la France refuse de délivrer les tests PCR requis pour une expulsion au Maroc.
Trois pays ont donc un nombre variable de ressortissants sous le coup d’une OTF, et chacun de ces pays a adopté une gestion très différenciée du dossier. Le Maroc et la Tunisie affichent un taux de réponse élevé. Et ici comme dans de bien nombreux autres domaines, l’Algérie est à la traîne. Sanctionner l’État le moins coopérant des trois pour l’exemple et pour obtenir d’autres pays un plus haut degré d’implication serait compréhensible.
Être dans l’incapacité de reconnaître que chaque pays a ses lois et ses conditions d’entrée au territoire, ou connaître celles-ci et vouloir qu’elles ne s’appliquent pas est révélateur d’une politique étrangère très vieux-siècle et quelque peu fatiguée. Nous nous empêcherons de qualifier la gestion de ce dossier de « colonialiste », mais n’en pensons pas moins: le colonialisme a spécifiquement procédé par un déni des lois d’autrui, et une croyance en la supériorité de ses lois, qui doivent sans condition s’appliquer aux autres.
Ne pas tenir compte de la contribution d’un pays à la politique migratoire de l’Union européenne, et des efforts qu’il a fournis, et qu’il continue de fournir pour empêcher des arrivées massives de migrants sur le sol européen, et punir toute une région géographique sur la base des errements ou des dérives individuelles d’un seul État, revient à adopter un traitement discriminatoire.
Là encore, nous nous empêcherons de prononcer le terme « raciste », même quand le racisme, dans sa forme la plus structurelle et la plus élémentaire, est précisément l’amalgame et la généralisation. Aux discriminations touchant les ressortissants qualifiés de « maghrébins », le traitement est désormais étendu aux États « maghrébins », eux aussi subsumés sous cette appellation. Tout se passe comme si le Maghreb était une entité qui pense, décide et agit comme un seul, et non une mosaïque composite de pays, de systèmes politiques et d’États.
Adopter des sanctions aussi drastiques et aussi grandioses pour des pépins consulaires est un dangereux précédent diplomatique. Accompagner la décision prise de promesses de solennité et de pompeux effets de théâtre est plus grave encore. Les décisions d’expulsion sont une affaire de sous-préfecture. Elles se règlent entre fonctionnaires de niveau intermédiaire. Quand un blocage se manifeste, le dossier est porté au niveau diplomatique.
La gestion se fait alors d’ambassadeur à ambassadeur, ou de ministre des Affaires étrangères à ministre des Affaires étrangères quand la situation le nécessite. Qu’un gouvernement endosse un dossier aussi superflu au niveau central et qu’il fasse son pain, son foin et son feu de quelques centaines d’expulsions en attente, voilà qui témoigne du degré de déclin de la diplomatie française. L’État français serait-il en voie d’algérianisation ?
Grandes sanctions pour des dossiers mineurs et absence de mesures de rétorsion lorsque ses intérêts stratégiques sont malmenés par des pays plus puissants, comme lors de l’affaire des sous-marins, inflation des mesures pour des broutilles insignifiantes, discours et effets de manche exorbitants. Certes, la récente décision du gouvernement Macron est, comme l’a souligné le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita, un problème franco-français, mais dans un sens différent: elle est destinée au marché intérieur.
Les dirigeants du pays ont le regard rivé sur le calendrier électoral et sur l’extrême-droite, qu’il s’agit désormais de concurrencer sur son propre terrain… et qui applaudit du bout des doigts une mesure trop peu radicale à son goût. Dans sa poussée anti-migratoire, la France gagnerait à garder à l’esprit les propriétés de base de tout acte diplomatique: lorsqu’elle touche un autre pays, la politique ne s’applique pas que chez soi, mais aux parties d’une interaction. Et alimenter les radicaux d’un bord revient souvent à donner des raisons à ceux de l’autre bord.