Le 16 octobre 1975, un discours à la nation est radiodiffusé. Le Roi Hassan II s’exprime d’une voix grave, solennelle, circonspecte. Il annonce son intention de récupérer les provinces du Sud, sous contrôle espagnol, et rallie autour de lui tous les Marocains, dont 350.000 participeront à la plus grande épopée du Royaume, dont l’idée a été «conçue et définie dans la solitude et la méditation », à partir d’août 1975
6 novembre 1975, à minuit : Une marche gigantesque est lancée. Les participants sont amenés en camion du camp de Tarfaya, dans l’extrême sud marocain. Après s’être brièvement immobilisée de l’autre côté de la frontière du Sahara pour réciter des prières, la cohorte s’enhardit et foule le sol du territoire que revendique le Maroc depuis son indépendance, en 1956. Au petit matin, ils se sont avancés d’une dizaine de kilomètres à l’intérieur de la colonie espagnole. Des centaines de milliers personnes, le Coran dans une main, le drapeau bicolore dans l’autre. Ils seront 350 000 dans quelques jours. Pourquoi 350.000 ? «C’est le chiffre des individus qui naissent au Maroc chaque année. J’ai pensé qu’il m’était permis d’engager la moisson solennelle que Dieu Nous donne pour ramener à la patrie une terre que Nous n’avions jamais oubliée», rétorque le monarque.
D’abord l’histoire. Mai 1975. Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française en exercice, rencontre le roi Hassan II. À Rabat, on envisage le pire, c’est-à-dire l’épreuve de force, la conflagration générale. L’offensive diplomatique pour la reconquête du Sahara lancée depuis juillet 1973, traîne. Des achats importants de matériel de guerre aux États-Unis sont prévus, pour équiper l’armée marocaine, surtout les fameux missiles Tow, vendus aux bons amis seulement. Le roi compte s’approvisionner aussi en France. Sitôt dit, sitôt fait. Des missiles, des hélicoptères, des roquettes, des automitrailleuses légères, des chars, des quantités colossales de munitions, comme on n’en commande que lorsqu’on se prépare pour un vaste conflit, ont été évoqués. « Avant la fin de cette année [1975] j’irai boire mon thé à Laâyoun. Je l’avais promis », susurre Hassan II à son hôte. La querelle autour du Sahara rebondit : l’Espagne saisit l’ONU pour lui exiger d’organiser, dans ce territoire qu’elle administre, un référendum d’autodétermination. Réaction imminente de Rabat : «D’accord pour le référendum mais pas question d’indépendance ; le Sahara nous revient de droit.» L’Algérie soutient le Maroc dans l’espoir tacite d’avoir accès à l’Atlantique, pour acheminer son fer. La Mauritanie revendique purement et simplement le Sahara, mais reconnaît : «Il est vrai que, depuis 1971, un front commun a été construit avec nos voisins pour aboutir à une prompte décolonisation de ce territoire. Après, on verra.»
Le Monarque est content, confiant, et il a des raisons de l’être. Devant la presse internationale convoquée à Rabat, Hassan II, brillant, loquace, dresse un bilan de victoire. «Le dossier est clos » affirme-t-il. L’ex-Sahara espagnol deviendra marocaine en un court laps de temps. Ahmed Bensouda, un de ses proches collaborateurs, est allé triomphalement prendre ses fonctions de représentant marocain à Laâyoun. Bientôt, il deviendra gouverneur de la nouvelle province du Sud. Les derniers marcheurs regagnent leurs villes et leurs villages. Hassan II, revigoré, ragaillardi, balaie les dernières objections. L’autodétermination des Sahraouis ? «Comment la France réagirait-elle si les Alsaciens décidaient de voter pour l’indépendance ?» taquine-t-il.
L’entregent suave du Roi— agrémenté de mots et de gestes — conquiert. Les risques énormes qu’il a pris n’ont pas incommodé son royal sommeil ? Si, a-t-il reconnu. Mais je n’ai jamais cessé d’être optimiste. Le peuple avait compris, il était prêt à se sacrifier. Trois cent cinquante mille vies, c’est ce qu’on a chaque année comme naissances. Victoire assurée. Aucun coup de poker de ma part. Des unités des Forces armées royales (F.A.R.) et de la gendarmerie régule le dispositif, en coordination avec les gouverneurs et assistées par quatre cent soixante-quinze médecins et auxiliaires médicaux.
Enjeux entourant ce territoire : (266 000 km²), les gisements de phosphates et un espace de transit, de rencontres et d’échanges pour les hommes et les biens. Les tensions montent. Autour du roi, on est unanime : Il faut agir au Sahara comme la Turquie le fait à Chypre et mettre ainsi l’Espagne devant le fait accompli. Entre le 6 et le 9 novembre, les marcheurs pénètrent dans le territoire en litige en brandissant des copies du coran et des portraits du roi vers le ciel, Les Espagnols souhaitent éviter tout incident. Le 9 novembre, alors que les marcheurs ont avancé de 25 à 30 km au-delà de la frontière, le roi Hassan II leur demande de faire demi-tour, et prononce un discours dans lequel il évoque le caractère historique de leur avancée inédite : «Ils viennent d’écrire une des pages les plus glorieuses de notre Histoire, une page qui sera citée en exemple aux générations futures en fait de discipline, d’obéissance, de maturité, d’endurance et de patriotisme »
L’Espagne a semblé se résigner, l’Algérie a menacé Madrid en parlant de couper le pétrole. La marche piétinait un peu, l’Espagne décroche par étapes, par goutes parfois. Au lieu d’enfoncer la porte du Sahara, on a frappé dessus. Avec juste le discernement qu’il fallait, a confié Hassan II. Il a gagné le Maroc, qui lui filait entre les doigts, depuis les deux putschs. Jusqu’aux communistes, tout le monde est saoul de succès. Abderrahim Bouabid révéla que le roi hésitait. L’opposition l’a poussé à agir. La démocratie s’apprend en marchant, énonça les derniers des grands opposants. L’Espagne se débarrasse d’un bout de sable contrariant mais conserve certains de ses intérêts dans les richesses du territoire. Alger panique, vocifère, crie à l’impérialisme, aux nostalgies de Grand Maroc. Hassan ironise : «Depuis quand une monarchie a-t-elle menacé une révolution ?» Les Algériens, eux, ne badinent pas : « Si l’ONU ne tient pas ses engagements, nous tiendrons les nôtres. La guerre ? Peut-être. » Hassan II affecte l’indifférence. Une poignée d’irréductibles repêchés par l’Algérie menacent de déclencher les hostilités. Hassan II tranche, affirme qu’il y aura des victimes, des éléments qui voudront séparer le Sahara de la mère patrie, des morts et des blessés. Rien ne fera trébucher la grande marche, victorieuse, mais coûteuse, très coûteuse.
Pour la première fois depuis la libération du territoire, le roi Hassan II s’est rendu, le 4 mars 1980, au Sahara. Le monarque, a-t-on écrit jadis, ne pouvait répondre plus manifestement à ceux qui espèrent encore que le Royaume abandonnera sa souveraineté sur ces provinces.