Quant aux femmes, leur sort, selon Dezcallar, est peu enviable. Au Maroc, pays évidemment « sexiste », « une femme ne peut pas mettre en scène une pièce de théâtre, ni donner des ordres aux ouvriers ni même aux employés domestiques car, « chez ces gens-là », pour un homme, recevoir des ordres d’une femme est une offense personnelle ». Au passage, l’auteur fait remarquer furtivement que ces coutumes et traditions anciennes ont probablement existé aussi en Espagne mais qu’elles ont été oubliées.
Autre chose, nous apprend l’ancien « Secrétaire d’État-directeur du CNI » : dans l’armée « il est très important que le chef soit issu d’une meilleure tribu et d’une meilleure famille que ses subordonnés parce que s’il ne l’est pas, s’il n’est pas d’une classe supérieure, les autres se déshonoreraient en lui obéissant ». Ahurissant.
Dezcallar multiplie les clichés, puisant abondamment dans un stock apparemment inépuisable, allant de la théorie du « bébé endormi » à la peur viscérale des jnouns, rien n’y manque
Peu de choses trouvent grâce à ses yeux au Maroc. Ah si, les architectes marocains sont très compétents. Tout de même !
DST et DGED
Dezcallar le reconnait : Les services marocains de renseignement sont très compétents. Or, il écrit, par exemple, que le consul d’Espagne à Marrakech prend l’avion pour Agadir et de là pour Laayoune, où un taxi l’amène à Guelta Zemmour, un poste avancé des FAR au cœur du Sahara, en pleine zone militaire. Là, le diplomate se présente devant la porte de la caserne et demande à parler au colonel, pour lequel il éprouve des sentiments ! Aussi simple. La scène et les dialogues sont tellement grotesques qu’il vaut mieux prendre le parti d’en rire. Tout cela sans qu’aucun service de sécurité, ni civil ni militaire, ne réagisse ou ne suive le consul. Évidemment.
Quand on a été patron du CNI, on ne peut pas, on ne doit pas écrire de telles sottises, ne serait-ce que par respect pour les lecteurs.
Dezcallar loge les services algériens à la même enseigne : des agents du CNI débarquent à Tindouf, où ils se font passer pour des Argentins (« des gauchos amicaux ») au nez et à la barbe des services algériens, qui ne se doutent de rien, dans une zone militaire extrêmement sensible et hyper surveillée.
Pourtant, Dezcallar croit pouvoir dire que « l’Afrique du Nord est une zone que le CNI connait mieux que personne » ! Rectification : le CNI a beaucoup d’agents dans cette zone. On en conclut que, soit Dezcallar ne connaît ni le Maroc ni l’Algérie, et c’est dramatique, soit il mésestime ses lecteurs.
Dezcallar répète ce qu’il a déjà déclaré à la presse et écrit dans ses mémoires (Valió la pena, 2015, voir ici), il en est convaincu : « Il suffit de faire preuve de faiblesse face au Maroc pour garantir des problèmes futurs ». L’auteur qui, à l’époque de l’épisode du Perejil, était à la tête des services espagnols, revient à la charge pour se vanter de « l’affront » que, selon lui, l’Espagne aurait infligé au Maroc. Il fantasme sur Sebta et Melillia, en donnant à penser que les Marocains rêvent jour et nuit de « reconquérir » les deux « villes spoliées », avec leurs dépendances, îles et rochers. Obsédé par l’épisode de Taoura, il craint une initiative du Maroc qui mettrait l’Espagne « dans une situation impossible ».
Bourdes, invraisemblances et sottises à la pelle
Le roman de J. Dezcallar est bourré de bourdes, qu’il serait trop long et fastidieux de lister, mais dont on ne peut pas ne pas mentionner les plus flagrantes, pour en faire justice :
• Non, la Darija n’est pas « la version marocaine familière de l’arabe classique, que les citoyens entendent dans les séries télévisées égyptiennes et ne comprennent souvent qu’à moitié ».
• Non, les hommes ne portent pas de caftan.
• Non, trois cents dirhams ne sont pas « une fortune sous ces latitudes ».
• Non le Maroc ne gagne pas « beaucoup, beaucoup d’argent grâce à l’exportation des phosphates du Sahara ».
• Non, en Mauritanie, la « mode locale » n’est pas la jellabaet on n’y trouve pas de Touaregs.
• Non, le Maroc n’a pas signé les accords d’Abraham.
• Non, le Maroc n’a pas déclaré la guerre à l’Algérie en 1963 et il ne l’a pas perdue ni a été « humilié par son voisin ».
• Oui, au Maroc, on parle du Sahara en public.
Dans son souci d’expliquer au lecteur ou de lui rappeler des faits historiques, Dezcallar n’a pas trouvé mieux que de mettre des propos dans la bouche de certains des personnages. Cependant, les dialogues sont maladroits et manquent de crédibilité. Il en est ainsi lorsque le chef des opérations spéciales explique au patron du GRU, homme impatient et coléreux, qui est Salvatore Toto Riina, « peut-être le mafieux le plus sanguinaire qui ait jamais existé et qui lui a valu le surnom de la Belva (la Bête) ». Dans un autre passage, le même personnage, à propos d’Evgueni Prigojine et du Groupe Wagner, « apprend » à son chef que ce sont des « mercenaires qui chassent la France du Sahel occidental ».
À son tour, le directeur du GRU donne des leçons d’histoire au président Poutine et lui décrit le mécanisme des filatures. Poutine, faut-il le rappeler, est un ancien officier du KGB.
Au Maroc, un fonctionnaire « explique » à son supérieur que « les Israéliens nous ont promis une aide dans le domaine militaire et sécuritaire, ce qui a aussi l’avantage de déconcerter nos voisins ». Il ajoute, de manière stupéfiante : « Comme vous le savez, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec nous » (!)
Un des personnages principaux de Dezcallar est un colonel,« Baddou » de son nom, commandant de la garnison de Guelta Zemmour. Un officier supérieur qui se pavane à la Gazelle d’or à Taroudant et se fait inviter à Rome, alors qu’il commande un poste avancé au Sahara, non, décidément, Jorge Dezcallar n’entend rien aux questions militaires, surtout dans un pays en guerre. Ce n’est plus un roman d’espionnage mais Tintin au Congo.
Non sans une certaine désinvolture, Dezcallar qualifie de « mineur » un éventuel conflit armé entre le Maroc et l’Algérie. Mineur, vraiment ?
Tindouf
Tout au long de son roman, et c’est le point le plus intéressant, l’ancien ambassadeur s’emmêle les pinceaux à propos de Tindouf. L’auteur présente cette ville tantôt comme une ville algérienne, tantôt comme la « capitale » de la rasd autoproclamée. Soit Dezcallar triche avec la réalité pour les besoins de son histoire, où il lui faut une « capitale de la rasd », soit il croit vraiment que Tindouf et son aéroport sont contrôlés par le polisario, auquel cas l’ancien « espion par accident » devrait revoir ses informations et le CNI mieux choisir ses « Secrétaires d’Etat-directeurs ». On s’y perd.
Comment expliquer que de faux Argentins, vrais agents du CNI, débarquent un beau matin à Tindouf pour aider le polisario à « moderniser l’aéroport » ? Quel aéroport, celui de Tindouf, chef-lieu d’une wilaya algérienne ou Tindouf, « capitale » de la rasd ?
À Tindouf, raconte Dezcallar, les faux Argentins célèbrent« ostensiblement » l’anniversaire de la création de la rasd, en « se rendant visibles et en se joignant aux festivités populaires avec des chants et des boissons ». Autrement dit, c’est la fiesta à Lahmada. À Tindouf, en Algérie, nous dit l’auteur, pas dans les camps du polisario ! Quant aux « boissons » qui couleraient à flots dans les rues de la ville, comme dans les ferias en Espagne, on reste pantois.
Les mêmes personnages vont passer l’après-midi « à remplir le réservoir du fourgon Renault et à charger, dans différentes stations-service, deux bidons supplémentaires de vingt litres chacun ». Sans attirer l’attention de qui que ce soit, cela va sans dire. Puis ils vont se préparer à célébrer « avec modération » la date de l’indépendance en se promenant dans les lieux animés de la ville. Parce que, pour Dezcallar, Tindouf regorgerait de « lieux animés ». Pendant ce temps, bien entendu, les services algériens dorment du sommeil de juste.
L’histoire que raconte Dezcallar commence bien, en tout cas on en connait le lieu de départ, tout le monde sait où se trouve le Kremlin, mais elle se perd ensuite dans le désert algérien, quelque part du côté de Tindouf, ville au statut indéterminé. C’est la principale faiblesse du roman, mais pas l’unique.
En résumé, dans ce récit, le CNI roule tout le monde dans la farine. Le GRU d’abord, incapable de s’apercevoir que le plan russe a été éventé par les limiers espagnols ; les services algériens ensuite, qui ne détectent aucune activité suspecte sur leur territoire, en particulier à Tindouf, où le polisario règne en maitre et où agents et commandos espagnols entrent et sortent comme dans un moulin.
Dezcallar est cultivé et il le fait savoir, à raison pratiquement d’un proverbe, adage, dicton, aphorisme ou bon mot par page. Inutile d’essayer de les compter, la tâche est considérable. Il les met dans la bouche de toute sorte de personnages, même les plus improbables. C’est l’un des points d’intérêt du roman. L’ancien « secrétaire d’Etat-directeur du CNI » devrait peut-être songer à rassembler tous ces proverbes et citations dans un recueil.
• Operación Falsa Bandera: Del Kremlin a Tinduf, Jorge Dezcallar, La Esfera de los libros, Madrid, 2023, 488 páginas, 21,90€.