Dans l’état actuel de la politique économique du gouvernement, du marché mondial et de la configuration internationale de la guerre, comment s’en sortir au niveau de la sécurité alimentaire ? Le point de vue de l’économiste Najib Akesbi sur la question.
Quelle est la situation du marché mondial dans le contexte de la guerre Russie-Ukraine ?
Najib Akesbi : Valeur d’aujourd’hui, le contexte mondial n’évolue manifestement pas de manière favorable concernant la guerre Russie-Ukraine. Essayons d’en entrevoir les perspectives et de les décliner au niveau marocain.
Manifestement et malheureusement tout indique que nous assistons à une phase d’escalade. Si elle ne s’aggrave pas, la situation risque de durer. Cela, à en juger par l’évolution des opérations sur le terrain, et le jeu des puissances -USA et UE- qui, clairement ajoutent de l’huile sur le feu, en armant l’Ukraine et en durcissant les sanctions sur la Russie.
Au niveau mondial, c’est une crise qui tombe mal car l’économie reprenait du souffle après deux années noires de pandémie. Vous savez, les économistes ont pour habitude de représenter les scénarios de crise et de sortie de crise par des lettres : « V » si la reprise est conséquente après la chute, « L » si la stagnation persiste après la baisse, etc… Et là, après la rechute de cette année 2022, il semble qu’on s’oriente vers une évolution en « W », puisque, après la forte baisse de 2020, puis la reprise de 2021, voilà qu’on reprend la pente descendante en 2022… Les institutions internationales, les unes après les autres, révisent à la baisse leurs prévisions pour l’économie mondiale en 2022.
En tout cas, le contexte n’annonce guère une moindre tension sur les marchés et par conséquent, on voit mal comment les cours mondiaux du pétrole notamment pourraient baisser significativement. Et cette tension sur les marchés pétroliers vient s’ajouter à la crise des matières premières, mais aussi du transport maritime, des coûts logistiques, des pénuries des composants électroniques… Cela fait beaucoup et c’est inquiétant. Et encore, le plus inquiétant pour l’avenir est qu’on ne voit pas pour l’instant comment tout cela pourrait se résorber à court terme. Or, plus cela dure et plus ce sera dur !
De quelle manière le Maroc est-il impacté aujourd’hui?
N.A : En réalité jusqu’à présent l’impact le plus tangible de la crise au Maroc se situe au niveau de la hausse des prix, et plus généralement de l’inflation.
Le fait est que nous assistons aujourd’hui à une situation assez particulière, dans le monde et aussi au Maroc, qui rappelle celle des années 70 du siècle passé : la stagflation. Cette dernière se définit par une situation où l’on cumule à la fois une stagnation de l’économie, et l’inflation, à travers la hausse des prix. La théorie économique (à travers la fameuse « courbe de Phillips ») expliquait qu’en période de récession, il y avait du chômage mais pas d’inflation, et a contrario, en période de croissance, le chômage baisse mais l’inflation revient. Or, ce à quoi on est en train d’assister en 2022, c’est au retour de l’inflation sans reprise de la croissance.
C’est cette coexistence un peu contre-nature de l’inflation et de la stagnation qu’on n’avait pas vue depuis les années 80 du siècle passé, et qu’on est en train de retrouver aujourd’hui. Il faut dire qu’il s’agit largement d’une inflation importée car déterminée par la hausse des cours internationaux des matières premières et des produits pétroliers, lesquels sont directement liés à la guerre Russie-Ukraine. Mais comme déjà indiqué, cette hausse des prix est également générée par les problèmes de transport, de composants électroniques etc…
Pour l’instant, les pays, le Maroc compris, n’ont pas encore connu de situation de défaut ou de difficultés d’approvisionnement. Mais plus la crise et la guerre perdureront, plus les risques de ne pouvoir accéder aux produits eux-mêmes vont s’accroitre. Il ne faut guère perdre de vue que les deux pays belligérants représentent ensemble près d’un tiers des exportations mondiales du blé et les trois quarts de celles des oléagineux, sans compter les engrais pour lesquels la Russie est également un acteur majeur. Ces deux pays sont donc des pôles de production et d’exportation considérables et leur retrait du marché mondial revient à priver celui-ci de quantités telles qu’il ne peut qu’en être fortement déséquilibré.
Parlons des stocks en céréales du Maroc
N.A : Au Maroc, ce qui accentue encore ces circonstances aggravantes, c’est la sécheresse et la récolte catastrophique qui en a découlé. Celle-ci ne devrait guère dépasser 32 millions de quintaux de céréales, ce qui ne constitue même pas le quart de nos besoins. Nous allons donc devoir importer les trois quarts manquants, à un moment où le marché mondial est sous tension extrême. De surcroît, c’est aussi le moment où les responsables « s’aperçoivent » que même les stocks de sécurité sont loin d’être assurés. Ils se hasardent donc à promettre de les reconstituer, et là encore, à un moment on ne peut plus défavorable. Il leur reste juste à nous expliquer comment ils comptent s’y prendre… surtout pour un petit pays qui n’est guère en mesure de peser sur le marché d’une quelconque manière, et n’est donc acculé qu’à en subir les « lois ».
La question lancinante qui s’impose aujourd’hui, c’est de savoir comment allons-nous assurer nos approvisionnements en céréales jusqu’en juin 2023 ? Et encore, à supposer que la prochaine campagne agricole 2022-2023 soit plutôt bonne (ce qui n’est pas acquis, à en juger par la fréquence des années de sécheresse au cours de la dernière période). En tout état de cause, il faudra tenir au moins jusqu’à la prochaine récolte qui n’aura lieu qu’en juin 2023 ! Ce ne sont donc pas 4 à 5 mois de stocks qu’il nous faut mais 12 mois. C’est dire la précarité, voire l’insécurité dans laquelle on se trouve et qui nous fait craindre que demain, on en soit réduit à négocier les conditions de disponibilité des denrées alimentaires, en plus de celles de leur accessibilité, et donc de leur coût d’acquisition…
Quelles solutions dans ce marché mondial tendu pour le Maroc ?
N.A : Il faut distinguer entre les mesures d’urgence, à court terme, et les mesures à terme. A court terme, il s’agit de s’appliquer à trouver les moyens d’assurer l’approvisionnement du marché local dans les meilleures conditions possibles en céréales (blé, maïs, orge), huiles, graines oléagineuses, sucre. Ce sont là quatre produits stratégiques pour lesquels nous avons des niveaux de dépendance alimentaire globalement importants et qui peuvent poser des problèmes à la fois de disponibilité et d’accessibilité (le premier étant lié à l’existence « matérielle » des produits, et le second à l’insuffisance des revenus des ménages et de leur pouvoir d’achat).
Au vu de ce contexte de guerre, de sanctions économiques, de manipulation des quantités et des prix des marchandises, il est évident que nous ne sommes pas dans une logique de marché, mais dans des logiques éminemment politiques et géopolitiques. Il nous faut donc agir sur ce terrain pour trouver des solutions qui correspondent à nos intérêts. Je trouve positif le fait que le Maroc ait gardé une position de neutralité aux Nations unies vis-à-vis de ce conflit, position que la Russie a d’ailleurs appréciée. Il s’agit maintenant d’exploiter politiquement et économiquement cette position, pour négocier avec cette dernière les conditions lui permettant de nous approvisionner en denrées alimentaires, , en pétrole, en gaz, en charbon… D’autres pays le font déjà, et à des conditions très avantageuses, pourquoi pas nous ? Il s’agit là d’intérêts vitaux de notre pays et comme chacun sait, les relations internationales ne connaissent pas les « bons sentiments », mais seulement des intérêts et des rapports de force… Quand les États-Unis eux-mêmes en arrivent à renouer avec le Venezuela de Chavez pour trouver une alternative aux pétrole russe !… Bref, nos responsables ont le devoir de protéger les Marocains, et pour cela, ils doivent laisser de côté leurs traditionnelles « accointances » politiques pour exploiter les possibilités les plus efficaces permettant de satisfaire nos besoins aux meilleures conditions.
A terme, et maintenant que la crise a fini par imposer le bon sens de la « souveraineté », alimentaire, énergétique, sanitaire, etc., il faut donc travailler résolument à rattraper le temps perdu et les occasions manquées. La souveraineté au fond est un Droit parmi les droits humains non négociables. En clair, il s’agit en matière alimentaire notamment, du droit de déterminer ses propres choix de politique agricole, et avant tout en fonction de ses propres besoins et de ses propres intérêts, et non du marché mondial. La souveraineté alimentaire, c’est produire d’abord en fonction des besoins de la population et du marché intérieur, avant ceux des marchés extérieurs (même si le concept inclut d’autres considérations telles la protection des ressources naturelles, les préférences des consommateurs, la santé humaine et animale…). Pour s’en tenir à cette principale dimension « souverainiste », il ne s’agit pas de se replier sur soi, et encore moins de faire dans l’autarcie, mais d’ordonner ses priorités pour répondre en premier lieu aux besoins de sa population, et d’éviter, coûte que coûte des situations comme celle où nous nous trouvons en ce moment.
C’est en fait exactement le contraire de ce qu’on a fait au cours des dernières décennies au Maroc, avec les résultats que l’on constate actuellement. Et le problème est que les puissants lobbies qui se sont constitués autour de la manne des exportations agro-alimentaires ne semblent guère disposés à renoncer à leurs intérêts… Il faut pourtant bien des décisions politiques fortes pour faire prévaloir l’intérêt collectif sur les intérêts étroits d’une infime minorité. Il faudra bien repenser nos choix de politique agricole de fond en comble, faire de nouveaux choix de production, en adéquation avec nos besoins et aussi avec l’état de nos ressources naturelles.
Il faudra aussi déployer les instruments de politique publique appropriés pour atteindre les objectifs tracés, au niveau de l’encadrement de la production et des producteurs, de la commercialisation, du financement…, en un mot, donner corps à des choix politiques par des mesures concrètes et efficaces. Et tout cela est possible et est à notre portée, pourvu que la volonté politique soit là, ferme et vigilante…